La méthode belge de démutisation, par Alexandre Herlin
1° Exercices d’identification
Nous commençons par des exercices très faciles, en usage dans l’enseignement des anormaux : ils consistent à reconnaître l’identité de personnes, animaux, choses ou de leur représentation. Les sourds-muets normaux font facilement ces exercices à partir de 3 ans ou 4 ans. Comme nos petits élèves ont généralement 4 ou 5 ans, ils n’éprouvent d’ordinaire aucune ou fort peu de difficultés. Pourtant, il peut y avoir parmi eux des sujets anormaux ou tout au moins peu intelligents ; de plus, certains enfants, au début, ne « lisent » pas bien le dessin ; enfin, il peut se faire que l’un ou l’autre être ou objet représenté ne soit pas connu des élèves. Pour ces raisons, nous recommandons de commencer par des objets réels. Exemple : la table, la chaise, le … d’un ménage de poupée seront placés à côté de la table, de la chaise, le … de la classe. Même exercice avec les objets classiques, les vêtements…, bref, tout ce qui se trouve en double exemplaire dans la classe peut servir. En second lieu, l’identification s’établit entre l’objet réel et sa représentation : un dessin figurant une chaise est porté sur la chaise de la classe, etc… Aussitôt qu’on sera convaincu que le dessin est bien interprété (attirons encore l’attention sur le fait que si beaucoup de nos petits élèves, surtout les plus âgés, peuvent se passer des deux premiers genres d’exercices, il n’en est pas de même pour tous), on se sert de cartes portant 4, 6, 8, … gravures représentant personnes, animaux ou choses ; l’élève disposant d’une série de cartons avec les mêmes dessins place chacun d’eux sur le même être ou le même objet.On peut aussi faire tirer les cartons d’une bourse : les enfants jouent au loto. Ou encore, un enfant va montrer sur les gravures de la classe une image semblable.
Tous les enfants se livrent à ces exercices avec beaucoup de plaisir. Nous les considérons comme une bonne préparation pour les suivants. Cette première partie de la méthode sera, croyons-nous, facilement acceptée par nos lecteurs, peut-être pas relativement à son utilité, mais certainement quant à sa possibilité.
2° Lecture Decroly, dite idéo visuelle
Nous désignons par cette expression la reconnaissance de mots et phrases écrits, non prononcés par le maître, ni par les élèves ; nom du maître et des élèves, parties du corps, objets classiques, phrases de la vie « vie de tous les jours ».L’élève reçoit une carte analogue à celles des exercices d’identification et l’enfant place au-dessous de chaque dessin le carton portant le nom de l’objet représenté ; tel est l’exercice auquel on arrive plus ou moins rapidement avec tous les enfants. Mais, au début, il est utile de présenter simplement trois cartons (avec dessins) ; de plus on a un double jeu de mots écrits et la ou les premières fois, le maître place lui-même la première série de mots, ensuite l’enfant fait de même avec la seconde série.
Voilà l’exercice individuel ; voici comment on procède collectivement. Le maître dispose des bandes de papier fort ou de carton sur lesquelles les mots ou les phrases sont écrits en caractères assez grands pour être lus à distance ; il en montre une à toute la classe ; un élève va indiquer l’être, la chose, le fait désigné. Attirons l’attention sur certains détails. Il est utile de faire montrer les divers objets de la classe auxquels le mot s’applique. Exemple : le chapeau ; un élève indique le chapeau du maître, de la poupée, les dessins représentant le haut de forme, le chapeau boule, mou, de paille, de dame. En outre, l’enfant ayant devant lui les mêmes mots et phrases, cherche le mot ou la phrase dont il est question.
Il est bien entendu que tout cela se fait sans qu’on ait montré une lettre isolée ; c’est globalement que l’élève comprend le mot ou la phrase, exactement comme des adultes reconnaissent une personne vue, mais non examinée, sans pouvoir la couleur de ses yeux ou la forme de son nez. Pourtant il faudra bien, après un certain temps, que l’enfant décompose la phrase en mots, le mot en syllabes, la syllabe en lettres. Nous pouvons affirmer qu’il n’est pour ainsi dire pas nécessaire de s’en préoccuper : l’enfant qui a saisi globalement une phrase se rend nettement compte des éléments qui la constituent. Voici un fait : au cours des premiers mois, une maîtresse avait enseigné occasionnellement la phrase : « Maria est tombée à la cour » ; quelques jours plus tard une autre élève tombe en classe ; aussitôt une enfant court au tableau noir et écrit : « Julia est tombée à la cour », puis cachant les derniers mots, fait les signes naturels : non, ici. On peut en conclure que la fillette comprenait exactement les trois éléments de la proposition : le sujet, puisqu’elle écrit Julia au lieu de Maria ; le verbe, qu’elle emploie normalement ; le complément, car elle demande à remplacer « à la cour » par des mots qu’elle ignore mais dont elle indique la signification. Quant à la décomposition en syllabes et en lettres, sur laquelle on trouvera tous les détails nécessaires dans les ouvrages de Decroly, Hamaïde et Dalhem, nous pensons :
- qu’elle ne doit pas retenir trop tôt notre attention ;
- qu’elle se produira d’elle-même au fur et à mesure que l’enseignement produira ses effets, en particulier grâce aux exercices de syllabation.
Le matériel nécessaire est confectionné par le maître. Il est préférable que les images soient coloriées ; même en noir, elles peuvent servir.
3° Lecture sur les lèvres, dite synthétique
Avant de savoir parler, le sourd-muet peut lire sur les lèvres des mots et des phrases dont il saisit nettement la signification. Ce fait est bien connu. Pourtant, nous pensons qu’on n’a pas, jusqu’à présent, suffisamment profité de cette possibilité ; l’expérience nous permet d’affirmer qu’on a sous-évalué la puissance de la « perception » et de la « représentation » du petit sourd. Sans doute on ne pourra, au début, avancer parallèlement en lecture idéo-visuelle et en lecture sur les lèvres ; c’est là un idéal auquel on doit tendre de toutes ses forces sans prétendre y arriver complètement. Avec un retard qui diminuera progressivement, tous les mots, toutes les phrases qui figurent au développement du paragraphe 2, seront prononcés devant l’élève et il les reconnaîtra. Tout maître intelligent comprendra immédiatement que l’on peut aussi combiner cette leçon avec celle de lecture idéo-visuelle, même de diverses manières.Nous tenons spécialement à attirer l’attention sur les recommandations suivantes : prononcer normalement, sans aucune exagération des mouvements buccaux et sans lenteur ; supprimer, sans crainte tous les « E » muets qui s’élident dans le langage ordinaire des entendants ; bref, parler comme si les enfants n’étaient pas sourds. Ici encore, nous voulons que l’enfant saisisse « globalement » ; sa lecture sur les lèvres sera plus parfaite et même sa parole sera plus rapide.
4° Exercices des organes vocaux
Jusqu’à preuve du contraire, nous recommandons encore ces exercices (comme d’ailleurs ceux de respiration). En effet, nous considérons que non seulement ils préparent à la parole par les positions prises et les mouvements exécutés, non seulement ils rendent les organes plus souples et plus vigoureux, mais encore et peut-être surtout, ils facilitent la lecture sur les lèvres puisque les sujets s’habituent à observer la bouche du maître.On doit les commencer dès que l’enfant est capable d’attention. Devant la glace, les élèves imitent les positions et les mouvements des lèvres et des mâchoires, de la langue du maître.
Les exercices les plus importants sont ceux de la langue dont l’action est particulièrement importante dans la phonation et l’articulation. Il est notamment recommandé de lui faire prendre toutes les positions requises pour la prononciation de toutes les lettres de l’alphabet phonétique. Si, pour la production d’une lettre, S par exemple, les mâchoires sont presque jointes, empêchant de voir à l’intérieur de la bouche, il faut les entrouvrir pour permettre de juger de la position prise par la langue.
Tel exercice sera, dès les premiers essais, parfaitement réalisé par certains de nos petits sourds, il est inutile de le faire répéter, dès qu’on est sûr qu’il est toujours bien réussi mais il faudra insister sur les positions peu ou pas obtenues au début. Après quelques temps, le professeur sait quels exercices chacun de ses élèves doit apprendre ; fréquemment, ils varient d’enfant à enfant, ce sera donc un enseignement surtout individuel. On a pu remarquer qu’ici, il n’y a rien de particulier dans la méthode. Si nous avons écrit ces lignes, c’est parce que :
- on pourrait croire que nous négligeons complètement ces exercices ;
- nous savons que trop souvent, on les a fait sans leur accorder suffisamment d’attention : on exécute pendant une, deux, trois leçons le premier mouvement recommandé dans tel ouvrage ; puis on fait de même avec le deuxième exercice, puis le troisième, etc…, sans s’inquiéter des résultats.
Nous considérons que cette manière de procéder ne produit pas ce qu’on attend.
5° Parole
Tout naturellement, les exercices précédents amènent l’enfant à mouvoir les lèvres pendant que le maître parle ; il imite partiellement et maladroitement d’abord, de plus en plus complètement et de mieux en mieux par la suite. Un son accompagne bientôt presque tous ces mouvements de ses organes, son indistinct au début qui se modifie, s’améliore peu à peu… Le maître laisse faire ; il attend. Peu à peu, l’enfant se met à parler, généralement avec un mince filet de voix, en commettant des fautes d’articulation plus ou moins nombreuses. Surtout, en ce qui concerne la voix, on n’interviendra nullement, laissant à la nature ou, si l’on veut, l’exercice naturel, le soin de la fortifier. Nous préférons nettement, au début, une voix faible, même très faible, à une voix forcée, de ton élevé, à timbre criard, il faut savoir attendre le résultat de l’exercice auquel l’enfant se livre chaque jour ; il se produira après un temps plus ou moins long d’après les possibilités que l’élève a en lui. Ce ne serait que si a voix est nettement nasillarde, rauque, de fausset ou si, après plusieurs mois, elle ne se fortifie pas, que le maître aura recours à ses connaissances spéciales. Ici, un fait est à signaler : les défauts de la voix sont moins fréquents qu’avec l’ancienne méthode précisément, croyons-nous, parce que l’enseignement est plus naturel, parce qu’on laisse mieux et plus l’enfant donner ce qu’il peut.Quant aux défauts d’articulation, on en constatera évidemment un certain nombre, mais on ne s’en occupera pas tout d’abord ; on demandera bien à l’élève de répéter tel mot mal prononcé, mais sans insister particulièrement. Ce ne sera qu’après des exemples répétés d’omission ou d’altération d’une lettre quelconque que le maître d’articulation interviendra. Chose qui va étonner bien des lecteurs, qui va nous faire taxer d’exagération, ces fautes seront beaucoup moins nombreuses que ne le croient ceux qui ignorent tout de cette méthode. Malgré que l’on n’a nullement suivi l’ordre dicté par la phonétique, bien que, dans le choix du vocabulaire, on ne se soit pas du tout préoccupé ni des consonnes considérées comme difficile à articuler, ni des voyelles nasales, ni des symphones (il s’en rencontre dans la bouche d’enfants de 5 ans), généralement l’articulation, sans aucun exercice spécial, est généralement bonne, sauf de ci de là pour certaines lettres (souvent R) qui doivent être enseignées. Pour bien marquer la différence qui sépare la méthode belge de l’ « ancienne », nous disons : le cours d’articulation qui servait à extraire de la gorge de l’enfant, un à un, tous les éléments phonétiques de la langue maternelle, a fait place à un cours d’orthophonie où, simplement l’on corrige les défauts que l’on constate.
Insistons sur ce point. Un visiteur peut constater tel défaut chez un tout jeune enfant, tel chez un second… et le maître ne s’en préoccupe pas. Jugeant d’après sa conception, il est tout prêt à déclarer vraiment mauvaise la prononciation obtenue. Nous répondons d’avance : « Attendez donc ; venez dans la classe voisine ; tous les élèves qui y sont ont été éduqués comme ceux-ci ; cherchez les vices d’articulation ». Et s’il est forcé de reconnaître que le langage est aussi pur que dans les meilleures classes d’autrefois, il faudra bien qu’il admette que la nouvelle méthode ne présente rien de désavantageux quant à la perfection de la parole.
L’élève s’exprime avec plus de rapidité parce que :
- il n’a pas fait les exercices d’émission des voyelles, d’articulation des consonnes isolées dans lesquels, généralement, on exagère, même beaucoup, la durée de leur production ;
- le débit du maître se fait à la vitesse normale ; professeur et élèves suppriment complètement l’E muet (exemple : la chemise = lach-miz(e)).
Les mots et les phrases lus, écrits, lus sur les lèvres, seront tous prononcés. Evidemment, dans la première classe surtout, un retard existe quant à la parole comparée aux autres éléments de la connaissance du vocabulaire (lecture, écriture, lecture sur les lèvres) ; à la fin du deuxième trimestre de la deuxième année (juillet 1926, deux élèves qui terminaient cette classe avaient 7 ans, tous les autres étaient plus jeunes), la jonction est complètement réalisée. Arrivé à ce stade, il n’est plus question de présenter d’abord et seulement la forme écrite aux élèves.
Nous recommandons encore, au moins pendant un certain temps et surtout avec les enfants moins doués, les exercices de syllabation ; jusqu’à ce que l’expérience nous ait montré le contraire, nous croyons à leur utilité. Mais qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit nullement d’enseigner à unir la consonne à la voyelle puisque l’enfant sait le faire quand nous procédons à ces exercices, c’est-à-dire en deuxième année. Leur but est de faire acquérir aux organes un maximum de souplesse, exactement, toutes proportions gardées, comme un virtuose arpège.
6° Ecriture
Encore une fois, nous suivons ici la méthode de Decroly qui supprime complètement les exercices sur les lettres isolées, à plus forte raison ceux qui faits sur des parties de lettres (jambages, jambages arrondis par le haut, par le bas, boucles, etc…) : le mot entier, la phrase complète sont écrits directement par l’enfant. Naturellement, les premiers essais sont illisibles, mais une amélioration se manifeste bientôt ; l’écriture se perfectionne et devient aussi bonne que par les anciens procédés. Ici encore, nous savons que l’on objectera : « C’est impossible ». Sans répondre qu’impossible n’est pas français, nous conseillerons simplement de ne rien affirmer sans avoir bien expérimenté.